Mille trois cents jours d’apartheid de genre en Afghanistan
Alors que des pays occidentaux renouent discrètement des relations avec le groupe, les talibans poursuivent l’effacement systématique des femmes de la sphère publique
L’Afghanistan s’enfonce de plus en plus nettement dans une situation d’apartheid de genre, rappelle Bizhan Aryan, journaliste en exil. Malgré des résistances et de maigres espoirs de réforme, les talibans poursuivent leurs efforts pour faire totalement disparaître les femmes de l’espace public. Pendant ce temps, certains pays occidentaux travaillent à réintégrer le groupe dans la communauté internationale, sans poser de conditions de respect des droits des femmes.
Note: Cet article se réfère aux “femmes en Afghanistan” plutôt qu’aux “femmes afghanes” pour souligner le fait que tous les citoyens du pays ne se considèrent pas ‘afghans’. Le terme est utilisé par beaucoup dans son sens historique, comme ethnonyme pour désigner les membres du groupe ethnique pashtoune.
Le deuxième jour de chaque nouvelle année, après les célébrations de Norouz, les cloches des écoles retentissent dans tout l’Afghanistan. Un moment important, qui marque le début d’une nouvelle saison académique pour les écoles et les universités. Un moment dont sont privées, depuis plus de 1300 jours, les filles et les jeunes femmes.
Selon l’UNICEF, alors que l’interdiction de l’éducation secondaire pour les filles entre dans sa quatrième année, 400.000 jeunes filles de plus se voient retirer la possibilité d’aller à l’école. Elles sont donc à présent 2,2 millions à en être exclues. Privées de connaissances, elles voient s’envoler leurs rêves et leurs espoirs d’autonomie, et sont plus à risque d’être mariées de force avant d’être majeures.
Une interdiction hypocrite aux conséquences désastreuses
Cette violation de leurs droits fondamentaux n’est pas une anomalie historique: beaucoup des mères de ces jeunes filles ont elles-même subi les conséquences de l’obscurantisme taliban, il y a trente ans.
Le groupe fondamentaliste islamiste, qui a repris le pouvoir dans le pays le 15 août 2021, avait initialement affiché une volonté de laisser les filles poursuivre leurs parcours scolaires au-delà du primaire. Mais en mars 2022, au terme d’une période d’incertitude, les filles ayant à peine retrouvé les bancs de l’école post-pandémie sont une nouvelle fois contraintes de rentrer chez elles. La mesure devait être ‘temporaire’. C’était il y a trois ans.
Pendant ce temps, les responsables talibans envoient leurs propres filles étudier, pour beaucoup dans des écoles et universités réputées des pays voisins comme le Pakistan et le Qatar. La fille d’un ministre et ancien conseiller du chef du groupe étudie par exemple la médecine dans une université de Doha, selon une enquête de l’Afghan Analysts Network. D’autres scolarisent leurs adolescentes dans les écoles clandestines qui voient le jour à l’intérieur du pays - faisant donc bénéficier leurs enfants des initiatives locales de résistance à leur propres lois.
L’hypocrisie est à la fois flagrante et peu surprenante - à l’image de ces oligarques russes qui, tout en décriant la décadence morale de l’Occident ennemi, envoient leurs enfants y poursuivre des cursus d’excellence. Tandis qu'ils sécurisent pour eux-mêmes la connaissance et la richesse, ils privent leurs peuples de la même opportunité. Qui répondra des quelque 3,5 milliards d'heures académiques que les filles en Afghanistan ont perdu ?
L’interdiction va au-delà des écoles: l’année dernière, les étudiantes ont été exclues des instituts de formation médicale. Dans le pays au second taux de mortalité maternelle le plus élevé au monde, les pénuries de personnel médical féminin ont plongé le secteur de la santé afghan, déjà en difficulté, dans une crise encore plus profonde.
90 % de la population vit actuellement en dessous du seuil de pauvreté, et vingt millions sont dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë. De nombreuses femmes, souvent les seules à subvenir aux besoins de leur famille, ont été privées de salaire. Celles qui occupent encore des postes, comme les enseignantes dans les écoles publiques, reçoivent des salaires misérables d'environ 5 000 afghanis (60 euros), payés seulement une fois tous les trois à cinq mois.
Faire disparaître les femmes de la sphère publique
Depuis trois ans, les talibans utilisent à la fois la loi, la force physique et les plateformes médiatiques et religieuses pour effacer les femmes en Afghanistan de la vie publique et politique.
Dès le premier jour de leur retour au pouvoir, les talibans ont imposé des décrets dits “Amr bil Maruf et Nahi Anil Munkar” (pour la Promotion de la Vertu et la Prévention du Vice) sous l’impulsion du très radical chef reclus Hibatullah Akhundzada. En quelques mois, les femmes ont perdu quasiment tous leurs droits civils et humains. Elles vivent désormais en résidence surveillée. En plus de les bannir des espaces publics, les talibans ont peu à peu fait irruption dans les maisons privées, ordonnant la fermeture des fenêtres et des espaces de cuisine.
Au cours des trois dernières années, des centaines de femmes ont été fouettées publiquement dans des stades - lieux destinés aux compétitions sportives dont elles sont également exclues. Les talibans ont interdit jusqu’à leurs voix dans la sphère publique, y compris dans les médias. Malgré leur prétendu soutien à la liberté d’expression et de la presse ‘dans un cadre islamique’, le groupe prône en effet une interprétation de la charia selon laquelle entendre une voix de femme inconnue constituerait un ‘péché majeur’ pour les hommes, qui seraient ‘provoqués’ par leurs voix.
Si les femmes constituent encore un maigre pourcentage du personnel médiatique dans le pays (15%), elles restent reléguées à des rôles de l’ombre. Sur une cinquantaine de présentatrices qui animaient les médias et stations de radio de la province de Herat, par exemple, seule une poignée est encore autorisée à travailler. À Kandahar, où est reclus le chef suprême Hibatullah Akhundzada, plus une seule n’est aujourd’hui visible.
La plupart des dirigeants talibans sont des clercs semi-lettrés obéissant à une idéologie rigide et extrême, incapables de compréhension des enseignements religieux de base. Leur interprétation radicale de l'islam a dépouillé les femmes de leurs droits fondamentaux tels que l'éducation, l'emploi et la participation sociale, réduisant leur rôle à celui de mères et de ménagères.
Ce système d’oppression et de domination systématique et institutionnalisé est décrit par le concept d’“apartheid de genre”, une notion apparue dans les milieux militants féministes après la première prise de Kaboul par les talibans en 1996. Son usage, défendu par l’activiste exilée Sima Wali, se diffuse plus largement à partir du retour au pouvoir des talibans en 2021, ainsi qu’avec l’explosion du mouvement ‘Femme, Vie, Liberté’ en Iran. Depuis, des experts comme la juriste algérienne Karima Bennoune militent pour l’inclusion du concept dans le droit international.
Complaisance internationale?
Malgré la condamnation généralisée des politiques misogynes des talibans, des changements émergent peu à peu dans les attitudes diplomatiques de la communauté internationale envers le groupe.
Déjà en 2020, les talibans bénéficiait d’une nouvelle légitimité grâce à l’accord de Doha signé avec les Etats-Unis, sous l’impulsion du diplomate américain d’origine pachtoune Zalmay Khalilzad. Mais depuis leur retour au pouvoir, un consensus relatif était établi autour d’une mise au ban du régime fondamentaliste, que peu de pays reconnaissent officiellement.
Pourtant, depuis début 2025, les Américains, ainsi que plusieurs pays européens, renouent discrètement des liens avec les talibans. Pour les Etats-Unis, ce revirement se justifie surtout par une “convergence d’intérêts” autour de l’anti-terrorisme dans la région. Le Monde a révélé fin mars que des membres de la CIA avaient rencontré physiquement, à Kaboul, leurs homologues des services secrets afghans.
Les chercheuses et théoriciennes des relations internationales féministes Laura Sjoberg et Valerie Hudson ont montré dans nombre de leurs travaux que l’assujettissement des femmes est un des principaux facteurs prédictifs de l’autoritarisme, des conflits internes et du terrorisme. Les systèmes patriarcaux normalisent et institutionnalisent la violence, créant des conditions sociales et des environnements propices aux activités terroristes.
Sur le long terme, il apparaît donc contre-productif de s’arranger, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, d’un système politique d’apartheid de genre qui est l’une des plus efficaces fabriques du terrorisme.
Même des nations avec des engagements féministes forts, comme la Norvège, s’engagent dans des efforts de normalisation. Le 22 mars dernier, les services consulaires de l’ambassade d’Afghanistan à Oslo ont rouvert, après la nomination d’un nouveau représentant entériné par les talibans - un rôle d’habitude réservé à un diplomate issu de l’ancien gouvernement renversé.
Ces décisions s’expliqueraient aussi par une volonté d’encourager le dialogue avec la faction “modérée” des talibans. Certains hauts représentants se sont en effet opposés, plus ou moins en privé, aux politiques misogynes sévères de Hibatullah Akhundzada.
Résistance
Malgré la répression, les femmes en Afghanistan continuent de lutter contre leur invisibilisation. Déterminées coûte que coûte à éduquer les filles de leurs communautés, elles ouvrent des écoles clandestines. Privées de travail, beaucoup ont lancé leur propre activité commerciale - souvent d’artisanat textile, de couture, ou de confection de produits alimentaires.
Elles doivent cependant adapter leur commerce aux restrictions toujours plus étouffantes, ce qui implique souvent de travailler jour et nuit, ou d’être accompagnées par un homme de leur famille - un “mahram” - qui agit comme un chaperon pour leur permettre de se fournir en matières premières sur les marchés des villes environnantes.
Beaucoup de femmes utilisent l’art, la technologie et les réseaux sociaux pour amplifier leurs voix et essayer de capter l’attention mondiale. Dans son documentaire Bread and Roses (Du pain et des roses), filmé par ses protagonistes sur des téléphones portables, la réalisatrice exilée Sahra Mani dépeint la résistance de trois femmes à l’imposition d’une vie confinée.
Zahra, dentiste, se mue en leader de protestations dans la rue, portée par le slogan ‘Pain, travail, liberté’. Sharifa, ancienne fonctionnaire à présent privée de travail, partage sa frustration dans des carnets. Taranoom, activiste forcée de fuir au Pakistan, tente malgré tout de soutenir ses sœurs restées au pays.
La défenseuse des droits humains Farhat Popalzai a fondé le ‘Mouvement spontané de protestation des femmes afghanes’, qui organise des manifestations, des actions coups de poings et des réunions clandestines grâce à des groupes WhatsApp.
Beaucoup espèrent qu’un tel mouvement prenne assez d’ampleur pour forcer les autorités à faire des concessions, sur le modèle de la campagne ‘Women2Drive’ lancée par l’activiste féministe saoudienne Manal al-Sharif, qui a mené en 2018 à la levée de l’interdiction de conduire pour les saoudiennes.
Ces efforts n’ont pour l’instant pas permis de faire fléchir durablement la répression, malgré les dissensions internes qui apparaissent au sein du pouvoir taliban. Faute pour l’instant du sursaut espéré, et portés par la tendance politique mondiale au désintérêt pour les droits des femmes, les talibans continuent d’étendre leurs mesures destructrices. Le ministre par intérim de l'Éducation a récemment annoncé que tout contenu en conflit avec la religion et les ‘traditions afghanes’ serait retiré du programme scolaire. L’esprit critique et le savoir sont considérés superflus. Ne doivent rester que Dieu et les armes.
Pour apprendre l’alphabet, au lieu de “T pour Tarbooz” (pastèque), les enfants réciteront peut-être bientôt “T pour Tufang” (fusil). Au lieu de “A pour Anar” (grenade, le fruit), ce sera “A pour Antehar” (attentat-suicide). C’est ce qu’il me reste de mes propres souvenirs d’école, ayant été élève du primaire et du secondaire lors du premier règne taliban: l’apprentissage de la peur et des moyens de la créer.
Bizhan Aryan est un journaliste originaire d’Afghanistan avec près de quinze années d’expérience dans les médias. Reporter, éducateur en journalisme et présentateur TV chez Ariana News, il couvre l’actualité politique du pays et les relations entre le gouvernement de l’époque et les Talibans.
Bizhan quitte l’Afghanistan pour le Pakistan en 2021 en raison de menaces et pressions persistantes liées à sa couverture critique d’enjeux sociaux et politiques, notamment liés aux droits humains et à la liberté d’expression. Il rejoint ensuite la France, d’où il souhaite développer des projets audiovisuels afin de continuer d’informer ses compatriotes.