Assassinat d'un ministre taliban: Qui était Khalil Haqqani?
Et pourquoi sa mort révèle de possibles dissensions au sein du régime.
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Note: Les propos exprimés dans cet article n'engagent que la responsabilité de leur auteur.
“Notre guerre était contre des étrangers. Nous n’étions pas en guerre contre les Afghans, et nous ne le serons jamais”.
Voici les propos de Khalil Rahman Haqqani, haut responsable taliban et figure clé de l'histoire récente de l'Afghanistan, tué dans un attentat suicide survenu le 11 décembre dans une mosquée du ministère de l'Intérieur. Cette attaque, la première visant un ministre depuis le retour au pouvoir des talibans, a été revendiquée par l'État islamique au Khorassan (EI-K). Cependant, des analyses suggèrent que des divisions internes au sein des talibans pourraient avoir joué un rôle dans sa mort.
Haqqani, également connu sous le nom de Khalil Haji, était ministre des réfugiés et du rapatriement dans le régime taliban. Il était le frère de Jalaludin Haqqani, fondateur du redoutable réseau Haqqani et chef militaire de premier plan lors de la guerre sainte de son organisation contre l'Union soviétique. Son neveu, Sirajuddin Haqqani, est l'actuel ministre de l'Intérieur des talibans et l'une des figures les plus influentes de la structure dirigeante de l'Émirat islamique.
Membre du clan Zadran, au sein de la tribu pachtoune Ghilji dans la province de Paktia, Khalil Haqqani s’est fait connaître pour son courage et son expertise militaires pendant la guerre soviéto-afghane. Les jeunes combattants l’admiraient pour ses compétences sur le champ de bataille, notamment sa maîtrise des lance-roquettes.
Des décennies plus tard, en août 2021, il fut le premier à entrer dans Kaboul le jour de la chute de la ville. Dans les jours précédents, il était resté en contact constant avec le conseiller à la sécurité nationale de l’ex-République, Hamdullah Mohib. Le dernier appel téléphonique émanant du gouvernement déchu fut d’ailleurs entre eux. Au cours de cette conversation, comme il l’a ensuite souligné dans une interview à Shamshad TV, Haqqani avait assuré à Mohib que la vie et les biens des responsables de la République seraient protégés, faisant de leur sécurité sa responsabilité. Après la prise de Kaboul par les talibans, Haqqani a en effet personnellement supervisé la protection de figures emblématiques comme l’ancien président Hamid Karzai, qui dirigea le pays jusqu’en 2014.
Des divisions profondes au sein des talibans
Figure d’autorité, Khalil Haqqani bénéficiait de protocoles de sécurité stricts, ce qui rend sa mort d’autant plus suspecte.
Des images de vidéosurveillance récupérées montreraient le kamikaze, un homme avec un bras cassé en écharpe, près de l’endroit où les explosifs auraient été dissimulés. Compte tenu de la sécurité renforcée entourant Haqqani, comment un tel assaillant a pu pénétrer dans le ministère reste flou.
Ainsi, bien que la revendication de l’attaque par l’EI-K corresponde à sa campagne en cours contre les responsables talibans, l’attentat alimente les spéculations sur des luttes de pouvoir internes au sein de l’Émirat islamique. La mort de Haqqani met en lumière un paysage politique afghan volatile, et les défis auxquels font face les autorités pour gouverner malgré les divisions entre factions.
Début décembre, le chef suprême des talibans, Hibatullah Akhundzada, a tenu une réunion à huis clos avec des responsables gouvernementaux, dont des membres du cabinet, pour tenter de résoudre les dissensions internes. Bien qu’aucune déclaration officielle n’ait été publiée par le bureau d’Akhundzada, des sources clés ont indiqué que la réunion s’est close sur de vives tensions. Lors de cette rencontre, Khalil Haqqani aurait tenu des propos acerbes à l’encontre du chef suprême, un fait rare dans un groupe à la structure extrêmement hiérarchisée et déférentielle. Quelques jours plus tard, il était mort. Lors de ses funérailles, le ministre des Affaires étrangères aurait fait allusion à ces mêmes remarques.
Un ancien porte-parole des forces armées talibanes a affirmé sur X que Haqqani était en passe d’obtenir un poste au sein d’un possible gouvernement de transition. Il a également soutenu que Haqqani avait été victime de complots internes « entre Kaboul et Kandahar ». Kandahar est la base historique du pouvoir du chef suprême des talibans, Hibatullah Akhundzada, très radical, tandis que Kaboul est le fief de Sirajuddin Haqqani, le puissant ministre de l’Intérieur réputé plus modéré. Le bureau du Premier ministre et le cabinet central opèrent également depuis Kaboul. Les deux centres de pouvoir comptent chacun leurs partisans au sein du gouvernement et de l’armée.
Des sources crédibles, à la fois de manière directe et sur les réseaux sociaux, ont confirmé l’existence de fractures profondes entre Kandahar et Kaboul. Bien que les talibans nient fermement toute discorde interne, ces démentis n’ont fait qu’accroître les suspicions.

Une alternative pour l’Afghanistan ?
Sirajuddin Haqqani, ministre de l’Intérieur des talibans et de facto deuxième personnage le plus puissant du pays, a récemment effectué une série de déplacements stratégiques. Après la levée de son interdiction de voyager par l’ONU, il s’est rendu à deux reprises aux Émirats arabes unis (EAU), où il aurait rencontré le dirigeant d’Abou Dhabi, le cheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyan, plus connu sous le nom de MbZ. Ces visites ont suscité une attention particulière, d’autant que les EAU abritent l’ancien président afghan en exil, Ashraf Ghani.
Dans ses discours, Sirajuddin Haqqani a à plusieurs reprises critiqué les politiques actuelles des talibans, appelant notamment à la réouverture des écoles pour les filles. Cette position lui a valu, tant en Afghanistan qu’à l’étranger, une réputation de figure modérée au sein d’un régime notoire pour son intransigeance. Après avoir effectué le pèlerinage du Hajj à La Mecque, Haqqani a également tenu des discussions avec des responsables saoudiens.
Ces déplacements internationaux, de surcroît effectués avec l’aval de l’ONU, ont renforcé son statut. Un récent portrait dans le New York Times met en lumière ses activités et son positionnement, notant son influence potentielle sur l’avenir de l’Afghanistan.
De retour en Afghanistan, Sirajuddin Haqqani a attiré l’attention en organisant une cérémonie commémorative en l’honneur de son oncle assassiné, Khalil Rahman Haqqani. L’événement, qui s’est tenu dans la nouvelle villa du jeune Haqqani dans la province de Paktia, a été remarqué tant par son ampleur que par ses accents politiques.
Le domaine, qui s’étend sur 100 000 mètres carrés, a été achevé mi-2024 pour un coût dépassant les 2 millions de dollars. Les photos partagées sur la page X de Sirajuddin mettent en valeur l’opulence de la villa, avec des meubles italiens, des matelas arabes, des tapis afghans en soie tissée à la main, des appareils électroménagers modernes, des caméras de sécurité et de gros générateurs japonais.
La liste des invités comprenait des figures clés du passé de l’Afghanistan, dont certains ont combattu aux côtés de Khalil Haqqani pendant vingt ans, causant la mort de milliers de personnes. L’ancien président Hamid Karzai s’est rendu en personne à Paktia pour présenter ses condoléances.
Le président Karzai venait de rentrer à Kaboul après des réunions avec des responsables de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Turquie et des Émirats arabes unis. L’ancien président a également discuté du début de pourparlers intra-afghans avec des dirigeants politiques afghans en exil, dont l’ancien gouverneur de la province de Paktia, Mohammad Halim Fidai.
Cependant, l’absence notable du chef Hibatullah Akhundzada, qui a choisi de ne pas assister à la cérémonie, a alimenté les spéculations sur les divisions persistantes au sein de la direction talibane.
Lors d’échanges avec Kabul Podcast, des figures afghanes de premier plan, dont Mohammad Mohaqiq, chef du parti hazara Wahdat-e-Islami, et Umer Daudzai, ancien ministre de l’Intérieur, ont souligné la nécessité d’un dialogue. Mohaqiq a mis en avant le consensus croissant parmi les politiciens afghans sur le fait que les solutions politiques, et non le conflit, sont la voie à suivre. Ce sentiment rejoint celui de la récemment formée « Assemblée nationale pour le salut de l’Afghanistan », une coalition de dirigeants du parti républicain et de membres de la société civile prônant le dialogue et la réconciliation.
Et certains espèrent que Sirajuddin Haqqani pourrait incarner cet autre visage de l’Afghanistan.
Selon M. Rahmatullah Nabil, ancien chef de la sécurité afghane, « Sirajuddin Haqqani est sur la voie de devenir l’al-Joulani de l’Afghanistan ». Il fait référence à Ahmed Hussein al-Charaa, connu sous son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani, l’ancien chef du groupe extrémiste syrien Jabhat al-Nusra. Joulani s’est repositionné comme une figure pragmatique après avoir renversé le régime de Bachar al-Assad et porté son groupe milicien sunnite, HTC, au pouvoir.
À l’instar d’al-Joulani, les actions et le discours de Sirajuddin suggèrent en effet qu’il pourrait chercher à se positionner comme une figure plus modérée et réformiste au sein des talibans, en engageant le dialogue avec des diplomates et journalistes occidentaux.
Compte tenu des changements géopolitiques marquants en cours dans la région et de l’émergence de nouveaux acteurs, cette perspective pourrait dépasser le stade de l’hypothèse lointaine.
Même Trump parle de mettre fin aux guerres, et les changements de régime ont souvent déclenché des effets domino. Si le modèle actuel en Syrie s’avère applicable et que la communauté internationale coopère, cette version pourrait réussir dans la région, en particulier en Afghanistan, où la domination sunnite prévaut. Seul l’avenir nous le dira.
Noorwali Khpalwak est un journaliste et éditeur afghan avec plus de dix ans d’expérience. Anciennement délégué aux médias puis directeur de cabinet de la Commission Électorale Indépendante afghane, il supervise ensuite la stratégie média de l’Assemblée Nationale comme Directeur de l’Information.
En tant que journaliste, il produit et présente des programmes politiques pour Spogmai Radio et Kabul News TV, la première chaîne d’information en continu du pays. Il fuit l’Afghanistan en 2021, après la chute de la capitale, et arrive en France. Il y développe depuis son podcast, ‘Kabul Podcast’, pour continuer à offrir une information indépendante et un espace d’expression aux Afghans.
Cet article a été édité avec le soutien de Daria Timchenko.