Note: Les propos exprimés dans cet article n'engagent que la responsabilité de l’auteur.
Parmi les lois abrogées par les Talibans depuis le 15 août 2021 figurent de nombreuses mesures visant à protéger les enfants. Mariages forcés et précoces, abus sexuels dans les écoles et institutions religieuses, recrutements dans les forces de sécurité… L’Afghanistan connaît à présent une recrudescence de la violence contre les enfants, accompagnée d’une forte augmentation du taux de suicide chez les jeunes. Ces phénomènes sont décuplés par l’effondrement des systèmes de santé, la prolifération des écoles religieuses radicales, la pauvreté et la malnutrition généralisées, et l’exclusion des filles de l’éducation.
Avec une série de photos par Sahar Sayas, photojournaliste basée en Allemagne et sœur de Mursal Sayas.
Les mariages forcés, une marchandisation des filles
De nombreuses jeunes filles sont mariées de force avec des membres des forces talibanes. Beaucoup sont ‘vendues’ contre du bétail ou des sommes équivalentes à quelques milliers d’euros, avant d’atteindre l’âge légal du mariage. Dans le district du Kohdastan, Marwa, une fillette de sept ans, a été fiancée en échange de cinquante moutons. Envoyée chez son mari dès ses dix ans, elle doit désormais s’atteler aux tâches ménagères du foyer, mettant fin à ses études.
D’autres préfèrent la mort à ce destin lugubre. À Ghor, dans le centre du pays, une jeune fille de dix-sept ans s’est suicidée en octobre 2022 pour échapper à un mariage forcé. Elle a mis fin à ses jours peu avant la cérémonie.
Immunité pour le clergé
Dans un rapport publié en novembre 2023, l’ONG ‘Rawadari’ dénonce l’impunité des membres de la classe religieuse qui commettent des violences physiques et sexuelles sur des enfants. Dans le district de Kandahar, un professeur d’une madrasa (école religieuse) aurait violé un garçon de 8 ans. Des membres de sa famille se sont rendus au centre de sécurité local pour porter plainte, mais dès que la police talibane a appris que le crime avait eu lieu dans une madrasa, ils ont refusé de traiter l’affaire. Le directeur du département de sécurité leur a conseillé d’aller directement ‘obtenir un accord avec l’agresseur’, et de ‘lui pardonner’. La famille a fait remonter la plainte jusqu’au gouvernement, après quoi l’agresseur a été arrêté, et l’enfant emmené à l’hôpital pour subir des examens médicaux et prouver ses allégations. L’hôpital a officiellement confirmé l’agression sexuelle. Deux jours plus tard, le professeur a été libéré.
Dans un cas similaire, en mars 2024, le mollah de la mosquée du village de Pai Kemer Yar Foulad a sectionné avec un couteau l’oreille d’un enfant. Aucune action en justice n’a été engagée contre lui.
Protégés ni de la violence, ni de la faim
Sous le règne taliban, les enfants doivent être habitués très jeunes à la violence. Ils sont souvent forcés d’assister à des exécutions, lapidations et autres châtiments brutaux infligés par les talibans. Dans certains cas, ils sont même contraints à participer en jetant des pierres.
La famine rampante aggrave encore leur sort. L’UNICEF affirme que dans l’ensemble de l’Afghanistan, environ 10 millions d’enfants ont besoin d’aide humanitaire pour survivre. La crise alimentaire de début 2024 aurait condamné un million d’entre eux à une malnutrition aigüe, d’après les estimations de l’OMS. À cause du manque de nourriture, des dizaines de milliers d’enfants sont aussi contraints de s’engager dans des travaux pénibles pour subvenir aux besoins de leur famille.
Pour les garçons, abus sexuels et travaux forcés
Un grand nombre de garçons sont embauchés comme chauffeurs ou domestiques de dirigeants talibans, ou dans des camps et postes de sécurité. En réalité, ils sont recrutés à des fins sexuelles. Selon Rawadari, “la majorité des enfants qui travaillent comme gardes du corps, secrétaires, personnel ou chauffeurs pour les responsables talibans ont généralement entre 14 et 18 ans, car ils ont une apparence plus attrayante. Un certain nombre d'entre eux sont employés officieusement, et rémunérés avec de ‘l’argent de concession’” - des sommes spéciales versées aux hauts fonctionnaires et aux soldats ayant combattu depuis 2001.
Dans la province de Ghor, un jeune garçon employé comme garde du corps d’un responsable local a été transporté à l’hôpital après avoir subi des violences sexuelles aggravées. Dans un autre cas, un administrateur dans le nord du pays a violé à plusieurs reprises son garde du corps, un garçon de quinze ans. Dénoncé par un de ses collègues, il n’a pourtant pas été inquiété, et le garçon travaille toujours à son service.
Le rapport de Rawadari pointe également des manipulations administratives visant à faciliter l’emploi de jeunes enfants. Dans la province de Farah, le directeur du bureau des statistiques a demandé à ses employés de rajouter deux ans en inscrivant l’âge des enfants sur leur carte d’identité, portant celui-ci à 16 ans, afin de supprimer l’obstacle juridique à leur emploi dans les forces de sécurité.
Une génération sacrifiée
La chute de l’Afghanistan aux mains des Talibans a provoqué l’effondrement de la stabilité relative du pays, et mis à mal les institutions et lois en faveur des enfants. L’interdiction de travailler pour les femmes accroît d’autant plus la pauvreté, dans un pays où de nombreux foyers sont menés par des femmes générant seules un revenu. Au moins quatre millions d’enfants, en majorité des filles, ne peuvent plus aller à l’école.
La misère, l’institutionnalisation d’une culture antiféministe et l’installation d’un véritable apartheid de genre enferment les enfants d’aujourd’hui dans une réalité sombre. Contrairement à leurs parents, qui ont connu l’espoir d’un autre visage pour l’Afghanistan, la future société afghane grandit aujourd’hui sans issue apparente ni contre-discours, handicapant l’avenir du pays. Les femmes journalistes comme moi, loin de pouvoir être un exemple et une inspiration pour les jeunes afghanes, sont réduites à l’exil ou au silence, forcées de vivre et de travailler dans le secret.
Porter la lutte en exil
Alors que le 10 décembre marquait la Journée des Droits de l’Homme, en Afghanistan, les enfants mais aussi les femmes, les intellectuels, les journalistes, les militants et tant d’autres sont privés de leurs droits les plus élémentaires.
En exil, je continue à me battre de tout mon être, comme défenseuse de ces droits, comme journaliste, comme écrivaine, et comme mère, séparée elle aussi de ses enfants, restés en Afghanistan.
Ma vie à Paris est loin d'être facile. Je porte le poids constant de l'inquiétude et de l'anxiété causée par la distance, la douleur d'être loin de mes enfants et de ne pas pouvoir leur offrir l'amour maternel qu'ils méritent. L'instabilité financière, le coût de la vie et la lutte pour payer le loyer dans l'une des villes les plus chères du monde s'ajoutent à ce fardeau. Les joies simples, comme cuisiner des repas qui me rappellent mon pays, me semblent des luxes lointains.
Et pourtant, malgré ces défis, je consacre toute mon énergie à défendre les droits de l'homme, la liberté d'expression, la justice politique et sociale et un monde plus équitable. Je le fais avec l'espoir qu'un jour, la justice prévaudra, pour moi, pour tous ces enfants, et pour les millions de personnes qui restent réduites au silence et à l’oppression.
Mursal Sayas est une journaliste et activiste afghane engagée pour les droits des femmes. Jusqu’à la prise de Kaboul par les Talibans, elle travaillait à la radio et à la télévision, ainsi qu’au sein de la commission indépendante afghane des droits de l’Homme.
Elle rejoint la France en 2021, d’où elle continue son parcours d’activiste et signe des chroniques dans des médias comme Courrier International. Elle dirige aussi l’association Women Beyond Borders.
En janvier 2024, elle publie un livre, “Qui entendra nos cris ?”, paru aux Éditions de l’Observatoire. Il s’appuie sur des témoignages recueillis à Kaboul pour décrire et dénoncer la persécution des femmes en Afghanistan.
Une version de ce texte est originellement parue dans la lettre n°52 de la Commission des Droits de l’Enfant d’Amnesty International, sous le titre “Être enfant en Afghanistan”.